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L'Hiver sur mon coeur

Décidément tu nous auras étonné jusqu'au bout, tu auras choisi de tirer ta révérence brutalement quand personne ne s'y attendait, entre Monsieur Jean D'Ormesson et l'icône Johnny Hallyday.

Quand la France pleure ces deux monstres sacrés, je pleure un ami, je pleure une belle personne, je pleure l'inconcevable perte.

Je pleure l'injustice, je pleure sans arriver à me dire que tu n'es plus. Nos chemins se croisaient moins souvent dernièrement mais je n'arrive pas à imaginer un monde sans toi.

Ta présence à quelques périodes de ma vie a laissé son empreinte, et je suis persuadée que tu as marqué durablement des tas d'autres personnes tant tu donnais le sourire, et il m'est impossible de t'imaginer dans un contexte aussi triste et sérieux.

Je pense à tous ceux que tu laisses, à tes proches, je n'ose imaginer la douleur de tes parents et de tes frères, de tes nombreux cousins et cousines.

J'aimerai te dire tant de choses, te rendre l'hommage que tu mérites mais je sais qu'il ne seras pas à la hauteur de l'homme que tu étais.

Et je livre un texte bien égoïste, puisqu'écrit pour toi, mais surtout pour moi.

Pour ne jamais t'oublier.

Aussi loin que remontent mes souvenirs tu étais là, faisant partie du décor de cette petite commune dans les Alpes dans laquelle j'ai grandi.

Comme me l'a dit ma mère, tu étais l'enfant du pays, et je ne peux pas trouver d'expression plus juste.

Tu étais là, le grand garçon au milieu de tes frères, à te démarquer par ta joie de vivre, de toujours être plus intense, plus fou.

Tu n'avais pas la place la plus facile, il fallait réussir à briller entre ton aîné si sage et le choyé petit dernier, mais tu faisais ça bien, tu étais drôle, lumineux, rayonnant. Toujours le mot pour rire, un vrai pitre, un clown. Le mot qui revenait toujours quand nous parlions de toi entre nous, c'était vedette, oui, tu étais une vedette.

Tu étais là chez nous avec ton grand frère à jouer avec les miens, tu étais là sur les crêts à faire des cabanes ou du feu pour vos grillades quand vous partiez en expédition tous les quatre, j'étais trop petite pour vous suivre tout comme ton petit frère mais j'aurai tellement aimé.

Parfois je vous accompagnais quelques centaines de mètres, jusqu'au début du chemin, ou j'allais à votre rencontre quand vous rentriez.

J'avais un faible pour ton grand frère à l'époque.

Je vous dois à tous les deux un de mes souvenirs d'enfance le plus gênant et le plus drôle d'ailleurs quand j'y pense, je vous avais vu dans le champ du dessus, notre salle de bain avait une grande porte fenêtre dont j'avais oublié de tirer le rideau tant j'étais absorbée par le travail que vous faisiez avec les vaches, je vous avais d'abord fait un coucou de la main très enjoué, puis fait involontairement un strip-tease avant de passer à la douche, je continuais machinalement de vous regarder en me déshabillant... jusqu'à ce que l'un de vous rigole il me semble, et que je réalise et file me cacher en priant pour que vous ne racontiez pas cela à mes moqueurs de frères. C'était il y a si longtemps et pourtant je me souviens encore de la gêne ressentie, du sentiment de ridicule, et aussi du rouge me montant aux joues quand je vous ai recroisé après cela et que ton grand frère a évoqué l'affaire devant moi en parlant à mes frères.

Je me souviens de vos parties enflammées de méga drive, que cela soit à Sonic ou Street Fighter.

Tu étais là dans le champ d'à côté de notre maison à conduire les vaches, tu étais à la ferme à aider tes parents, tu étais un vrai bosseur comme on en voit peu, à les aider tous les week-end, avec le foin, les vaches, les clôtures.

Tu étais là à accompagner ton père à la chasse.

Tu étais là aux anniversaires de ton grand frère et de mes frères, à l'un d'eux comme tous les autres enfants présents vous nous aviez forcés à nous embrasser ton petit frère et moi, cela vous faisait rire de nous imaginer ensemble, tu étais là encore aux premières boums de mes frères, tu étais là à l'école, tu étais là au caté, là encore quand nos mères préparaient les santons pour la crèche géante du village.

Tout le monde se connaît dans les petits villages de montagne, mais vous on vous connaissait vraiment, j'ai en tête des tas de souvenirs qui ne m'appartiennent pas, d'histoires racontées par mes frères, qui me donnent l'impression d'avoir passé encore plus de moments avec toi.

Parfois ma mère vous gardait, parfois ta mère nous gardait.

Nos parents étaient amis, ils se recevaient, et nous passions de bonnes soirées. Je jouais avec ton petit frère mais souvent nous préférions vous regarder jouer au Risk ou à la console. Parfois nous jouions à faire des tunnels au milieu du foin, je n'avais pas toujours le droit de vous suivre.

Déjà au comice agricole tu nous montrais ton expertise en poids de cochon, et gagnais l'épreuve et le cochon en donnant le poids exact du porcelet que vous appelleriez plus tard Henriette car c'est comme cela qu'elle allait finir.

Quand je pense à notre village, à ses traditions, aux conscrits, à notre vie de l'époque, je pense forcément à toi.

Mes souvenirs sont flous et précis à la fois, ce sont des impressions qui restent là, c'est dur à retranscrire, mais un tableau de mon enfance sans toi dessus ne serait pas un tableau réel de mon enfance.

Plus tard, nous avons quitté la commune, on se voyait moins.

Puis tu es venu travailler quelques étés dans notre nouveau chez nous pour aider mon père.

Tu avais réussi à l'impressionner par tes qualités de travailleur acharné, par le soin que tu mettais dans les tâches qu'il te confiait pour la rénovation de la maison.

Tu étais celui qu'il félicitait, l'exemple qu'il choisissait pour les autres.

Tu étais celui qui l'appelait "patron" ou "chef" pour le faire rire.

Tu ne comptais pas tes heures, toujours prêt à te lever un peu plus tôt et à finir plus tard s'il le fallait.

Rien que pour l'admiration qu'avait mon père pour toi, je te dis chapeau !

Tu avais appris à ma mère une recette de taboulé différente et tellement bonne, tu avais le coeur sur la main, toujours prêt à rendre service.

J'ai tant de bons souvenirs de ces étés avec toi. Combien y en a-t-il eu au final ? Je ne sais même pas. Deux ? Trois ? Quatre ?

J'avais grandi, l'écart d'âge ne se sentait plus, j'aidais moi aussi mes parents, j'étais chargée des lessives, du potager, de quelques conserves, de vous servir le repas quand ma mère ne pouvait pas être là...

J'étais la femme de la maison quand elle s'absentait.

Tu m'appelais "dame Sacha" pour me taquiner, comme tu le faisais pour ma mère, tu me gratifiais des mêmes surnoms que ma famille, je me souviens des "hey Nini" que tu me lançais à tout va.

J'étendais tes slips, tes tee-shirts, et j'étais fière d'apporter ma contribution au chantier même si c'était de manière indirecte.

Tu amusais la galerie à table, vous vous lanciez des défis avec les autres garçons qui aidaient, une fois tu avais même mangé une mouche pour m'impressionner.

Tu avais tes propres yaourts au frigo, tes petits filous, et cela nous faisait rire qu'un grand machin comme toi mange encore des petits suisses.

Je me souviens de tes passages en micro-short devant nous après le travail ou les fesses nues, juste avec un tee-shirt ou la main devant tes parties intimes, dans le long couloir en direction de ta chambre.

Je me rappelle de tes cuisses de renne, qu'est-ce qu'on avait rit, c'était devenu un de tes nombreux surnoms, tu avais voulu nous dire que tu avais des cuisses de rêve mais nous t'avions mal compris, et c'était resté.

Tu étais aussi le premier à rire aux blagues des autres, même aux chansons pourries de mon père qu'il composait sur le chantier. Tu étais dans le coeur de chacun de nous, et tu le seras toujours.

Tu étais notre "Frolich" et notre "Frolic".

Tu étais un ami, un frère, un fils. Ces étés là, on sentait encore plus que tu faisais partie de la famille, nous t'avions tous adopté.

Tu me protégeais, ces étés là tu prenais le relai de mes frères quand ils n'étaient pas là.

Nous allions nous baigner au lac après vos dures journées de labeur, et malgré la fatigue qui se faisait souvent sentir tu étais toujours en train de rire, tu étais celui qui n'avait pas froid aux yeux, tu étais le premier à enlever ton maillot pour faire la baleine blanche, encore maintenant j'en rigole.

Tu t'amusais toujours à défaire les nouettes de mon bikini pour me faire râler.

On s'installait après au bord de l'eau pour faire une belote ou un tarot, puis tu t'accordais parfois une micro-sieste.

Tu réclamais des gratouilles dans le dos.

Tu étais le pitre qui allait mettre des galets dans ton slip de bain pour nous faire rire.

Tu étais celui qui me faisait des avances avec un sourire goguenard comme pour me provoquer mais qui était fraternel la minute suivante.

Je n'ai jamais trop su comment prendre tout cela, je rigolais ou me braquais.

Je me souviens de l'ombre qui passait sur ton visage quand tu me voyais mal à cause d'un autre garçon qui travaillait avec toi, je me souviens que tu me conseillais, mais que tu étais parfois plus distant.

Tu étais toujours partant pour faire des karaokés et chanter "laisse moi t'aimer" de Mike Brant à tue-tête en me regardant dans les yeux pour les refrains.

Tu étais celui que je n'ai pas pris au sérieux au final, celui dont je n'ai pas compris les intentions à l'époque, mais en relisant mon texte, je crois que ma mère avait raison... et je m'en veux de n'avoir pas réalisé car je t'ai probablement blessé sans le vouloir ces étés là, alors pardon pour cela, j'étais bien aveugle je crois.

Tu étais la gentillesse incarnée, il était impossible de ne pas t'aimer.

Tu avais envoyé une lettre à mes parents quelques semaines après un des chantiers d'été, tu y partageais tes secrets d'apprenti boucher-charcutier en leur dévoilant ta recette du pâté-croûte, et tu signais en les embrassant tous "et tout particulièrement Sacha", j'avais été tellement gênée.

Les mois ont passé, j'ai eu des nouvelles par mes parents, par un de mes frères qui était revenu s'installer en Isère. Il t'achetait de la viande de temps en temps.

Tu avais des tas de projets.

Tu es venu présenter ta copine à mes parents un jour, mais malheureusement je ne t'ai pas croisé.

Nous vivions loin, tu travaillais beaucoup et nous avions chacun nos vies.

Mais je me souviens de tous ces instants passés en ta compagnie, tous ces instants que tu nous as offerts, je mesure la chance que nous avons eu de te connaître, et je regrette que nous n'ayons pas gardé contact plus que cela, je ne me sentais pas la légitimité de t'appeler ou t'écrire directement, pourtant ces étés ont été réels. Je pensais à toi souvent dernièrement, je me disais que si je montais voir mon frère, je passerai te voir aussi, et je suis déçue de ne pas en avoir eu le temps.

La faute à ta gentillesse, à ton grand coeur, la faute à ton humanité, à ton souci de ton prochain, de ton chien en l'occurrence, de cette roche probablement trop glissante, de cette neige partout, de la glace, de ta chaussure peut être, de ton pied qui devait pourtant être si aguerri par ces kilomètres et ces kilomètres de montagne engloutis depuis ta naissance.

La faute à pas de chance en réalité. Et l'injustice n'en est que plus grande.

Tu aurais eu trente ans ce mois-ci, le 21 décembre, le jour de l'Hiver.

Mais cette année, l'Hiver envahi mon coeur bien plus tôt, un appel de mon père, les sanglots dans sa voix, tu n'es plus.

L'Hiver est là le 04/12/17.

Adieu mon ami, adieu mon Frolich, et repose en paix.

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